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28 octobre 2014 2 28 /10 /octobre /2014 19:24
 La Grande Guerre
et ses
morts pour la France:

 

Lettre de Joseph Crouzeix

aux parents d'un soldat mort pour la France:

Marcel Madeuf 

 

(2 septembre 1914)

 

Avant-propos 

 

Les commémorations de la guerre de 1914-1918 doivent évoquer prioritairement les combats dont nos ancêtres soldats furent les acteurs ou les témoins.
Toutefois, les archives familiales permettent de découvrir d'autres aspects qu'il convient à mon avis de prendre en compte et de présenter.
Dans un pays amputé de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine depuis la guerre franco-prussienne de 1870-71, la jeunesse était éduquées dans un esprit de patriotisme et de revanche sur l'Allemagne. Ceci est une évidence lorsqu'on consulte les manuels scolaires de cette époque; je conserve un livre de musique de mon grand père Pierre Pageix où les chants militaires sont nombreux (cf annexe 7-5).
Au cours de la période qui précéda cette guerre, la longueur et le caractère spartiate du service national, alors accompli pendant trois ans par les jeunes appelés, et leur participation à des manœuvres militaires de grande ampleur, firent de ces hommes des soldats préparés à l'inconfort et aux privations. Ajoutons que la majorité de la population, d'origine rurale, était naturellement endurcie par les travaux agricoles (cf article "lettres du service militaire") .
Ceci nous explique la résistance physique et morale de ces soldats qui endurèrent avec un extrême courage cette guerre longue et meurtrière.
Elle n'épargna personne, dès le début des hostilités, comme en témoigne cette admirable lettre de condoléance à des parents endeuillés par la perte de leur jeune fils unique, tué à l'ennemi dès les premiers jours de la guerre; elle exprime à la fois la douleur, la résignation et l'espérance.

 

Le rédacteur de la lettre, Joseph Crouzeix, qui atteignait ses 40 ans, se trouvait avec les troupes combattantes à Friesen, en Alsace, tandis que le jeune Marcel Madeuf, âgé de vingt ans, tombait non loin de là, en Lorraine, à Clézentaine...        

 

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1-Présentation

 

Cette lettre se trouvait parmi les papiers de mon grand oncle Joseph Pageix, dans sa maison de la Place d'Armes, à Beaumont (Puy-de-Dôme). 
Joseph (Pierre) Pageix, né le 29 mars 1884, avait épousé Louisa (Marie-Michelle) Madeuf le 13 février 1909 à Olloix (où Louisa est née le 2 juillet 1888). Le père de Louisa, originaire de Saint-Nectaire, berceau de ses ancêtres, s'était établi à Olloix par son mariage avec une jeune fille de cette localité, Marie Maugue (voir arbre généalogique en annexe 6).

 

 

Louisa Madeuf et Joseph Pageix peu après leur mariage (en Toscane vers 1910).

 

L'auteur de la lettre, Joseph Crouzeix, également natif d'Olloix, écrivait aux parents de Louisa endeuillés par la perte de leur fils mort au front dès le premier mois de la guerre. Il s'agit du jeune frère de Louisa, Marcel Pierre Marie Madeuf, Brigadier au 1er Régiment d'Artillerie de Campagne, 3ème batterie. Sa fiche de soldat mort pour la France indique qu'il fut tué à l'ennemi le 2 septembre 1914 à Clézentaine, en Lorraine (Vosges). Marcel est né le 27 janvier 1894 à Olloix.
Joseph avait conservé les cartes postales que le jeune Marcel envoya à sa famille, de Bourges où il faisait ses classes (il s'était engagé pour trois ans à la mairie de Clermont le 1er septembre 1913, et avait rejoint le 9 septembre suivant son régiment, cantonné à Bourges).

 

L'une de ces cartes est adressée à ses grands parents:
Bourges, le jeudi 20 novembre (1913)
Chers Grands Parents
" C'est avec plaisir que j'ai appris que vous étiez en bonne santé. Pour le moment je me porte aussi très bien. J'ai assez de travail, mais ce n'est rien de très pénible, et puis le temps passe très vite, voilà déjà 2 mois et demi que je suis à Bourges et dans un mois nous serons à Noël et je viendrai en permission. Je termine en vous embrassant.
Marcel Madeuf , 1er d'Art(illerie) 4e B(atterie) ".

 

L'autre s'adresse à sa sœur, ma grand tante Louisa et à son beau frère, mon grand oncle Joseph:
" Bourges mercredi soir (1913, probablement novembre)
 Ma chère sœur et cher beau frère
" J'ai été un peu fâché de ne pas pouvoir venir à la Toussaint mais vu le peu que je pouvais rester à Olloix, çà ne valait guère la peine.
" Je suis en très bonne santé (et) j'espère que vous êtes de même.
" À Bourges, le temps n'est pas mauvais il n'a pas encore gelé et je n'ai pas à me plaindre, pour faire mes classes, je fais du trot enlevé (*); tous les jours on monte en étrier; aussi je n'ai pas eu..."
(la suite figurait sur une autre carte que je n'ai malheureusement pas retrouvée).
(*) : Dans l'artillerie, les chevaux étaient indispensables pour déplacer les canons et les fourgons de munitions: la plupart des soldats savaient donc monter (voir les mémoires de Marcel Juillard, mon grand père, et les photos de mon grand père paternel Pierre Pageix et de ses deux frères, Antony et Joseph, tous les trois incorporés dans l'artillerie). C'est pourquoi les grades étaient les mêmes que dans la cavalerie (ex.: brigadier, maréchal des logis, chef d'escadron, etc.)

 

 

 

 

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2-Circonstance de la mort de Marcel Madeuf

 

La fiche de soldat mort pour la France de Marcel Madeuf se trouve dans la base numérisée du site « Mémoire des hommes » . Elle précise que le jeune Marcel appartenait à la 3 ème batterie du 1er RAC et qu'il a été « tué à l'ennemi » le 2 septembre 1914 : 

 

 

 

Le registre matricule de recrutement (Arch. Dép. Du P.de D. R 3544), à la page 101, fournit peu de renseignements sur Marcel (classe 1914, N° matricule au corps 4113 et N° matricule de recrutement à Clermont 101).
Je n'ai pas trouvé de photo de Marcel à cet âge; son signalement est donc précieux: cheveux bruns, yeux marrons, front bombé, nez rectiligne sinueux, visage plein, menton à fossette , oreilles petites. Taille 1m70. Degré d'instruction: 3. La plupart des jeunes appelés portaient la moustache: ce signe de virilité était si communément répandu que les fiches ne le signalaient pas. 
Engagement pour trois ans à la mairie de Clermont-Fd le 6 septembre 1913; arrivé au corps le 9, nommé brigadier le 22 juillet 1914.
Enfin, ce document précise qu'il a été tué à l'ennemi le 2 septembre 1914 et inhumé au cimetière de Clézentaine, (département des Vosges). En fait, sa dépouille fut transférée peu après à Olloix.

 

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Sur le site des archives de la Défense, on trouve le journal de marche de son régiment,  ainsi que celui de son groupe (le 1er), susceptible de nous éclairer sur les circonstances de sa mort. 
On trouve également sur internet l'historique du 1er Régiment d'Artillerie de Campagne dont je cite ci-après quelques passages, on peut suivre les actions auxquelles le Brigadier Marcel Madeuf participa et identifier l'épisode au cours de laquelle il trouva la mort ; il est naturellement cité dans la liste des soldats morts au combat fournie dans cet ouvrage.
Ce Régiment, commandé par le Colonel Lequime, était composé de 3 groupes de 3 batteries chacun, soit 9 batteries de 75 (36 canons). La 3ème batterie, commandée par le Capitaine Masson Bachasson de Montalivet, relevait du 1 er groupe commandé par le Chef d'escadron Lefébure.
L'historique porte en épigraphe un extrait des « Chants du Crépuscule » de Victor Hugo :

 

« Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie
Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau.
Toute leur gloire près d'eux passe et tombe éphémère,
Et comme ferait une mère,
La voix d'un peuple entier les berce en leur tombeau. »

 

Mon grand oncle Joseph Pageix retranscrivait et composait de la musique sacrée pour les offices religieux où il jouait de l'harmonium. J'ai conservé deux de ses  fascicules de chants manuscrits où l'on trouve ce poème mis en musique par Xavier Leroux. Cet hymne fut chanté aux Invalides le 1er novembre 1914. Xavier Leroux (1863-1919) était un compositeur français élève de Massenet:  

 

   

Mobilisé à Bourges (*) du 1er au 6 août 1914, le 1 er R.A.C (Régiment d'Artillerie de Campagne équipé des fameux canons de 75), débarque à Charmes (Charmes-sur-Moselle, Vosges) les 8 et 9 août.

(*): À Bourges, le rassemblement des troupes s'effectuait sur la place de la halle au blé. Client fidèle de la petite brasserie qui lui fait face, je la contemple souvent, non sans nostalgie !...  

 

 

 

Chargement par la culasse d'un canon de 75. Chaque artilleur est spécialisé:

le chef de pièce (debout); le chargeur (l'obus en mains), le tireur (assis à droite);

Le pointeur (assis à gauche); un pourvoyeur et un déboucheur.

Les deux cylindres presque verticaux près du caisson à munitions sont les débouchoirs, servant au déboucheur à perforer les fusées des obus (le perçage de la fusée détermine le temps avant l'explosion, qui peut avoir lieu avant l'impact pour augmenter les effets meurtriers).

(Photo prise par Joseph Pageix au cours de la guerre de 1914-1918)

 

 

« Pendant tout le parcours en chemin de fer et plus particulièrement dans les gares, l'accueil d'une population en délire est indescriptible. Il faut avoir vécu ces heures inoubliables, pour les comprendre et les apprécier. Partout des fleurs et des tonneaux de vin ; les quais sont noirs de femmes, de jeunes filles et d'enfants, venus pour acclamer les « Défenseurs du Droit et de la Justice ». On se serre la main, on s'embrasse, on s'étreint, et, sous l'avalanche parfumée, les figures martiales s'épanouissent et s'auréolent d'un sourire de gloire ».

 

Après quelques jours de marche forcée, de jour et de nuit, extrêmement fatigantes, avec la 16ème division dont il fait partie, le 1 er Régiment arrive au contact de l'ennemi qui occupe Blamont avec de fortes avant-gardes ; nos soldats le repoussent au-delà de  Sarrebourg qu'il réussi à occuper.

 

« Devant Sarrebourg s'engage alors une véritable bataille, nos batteries sont obligée d'occuper des positions repérées à l'avance par un service d'espionnage admirablement organisé (téléphones installés dans les fours et les caves, signaux optiques, etc.)
« L'artillerie lourde (210 et 280) nous inflige des pertes sévères en hommes, en chevaux et en matériel ; ses effets ont été désastreux au point de vue moral (…) la résistance ennemie allait être vaincue, lorsque les événements de Belgique nous ont mis dans la pénible obligation de battre en retraite les 21,22 et 23 août ».
Une retraite sur la rive gauche de la Mortagne est suivie d'une contre-attaque qui repousse les allemand au delà de la rivière (25 et 27 août).
« Du 27 août au 12 septembre, c'est une période de transition entre la guerre de tranchées et la guerre de mouvement. Menacés par le nord, les allemands se fortifient sur la rive droite de la Mortagne. Nos batteries sont en position au nord de Clézentaine, face à Saint-Pierremont. Nous gênons considérablement les travaux de l'ennemi et les objectifs d'infanterie qui se dévoilent sont efficacement battus. L'aviation, les contre-batteries allemandes hors de portée de nos 75, gênent considérablement nos mouvements, qui s'effectuent seulement la nuit ; puis, finalement, nous couchons sur nos positions  ».
Le décès de Marcel est survenu au cours de ces durs combats et l'on retrouve la cause évidente de sa mort dans les journaux de marche de son régiment.
Le journal de son groupe (le 1er) relate les faits suivants:
"1er septembre: nous reprenons les mêmes positions de batterie à la cote 298; Même observatoire avec comme objectif Domptail. La 2e batterie reste sur les position la nuit. La 3e (celle de Marcel) cantonne à la ferme de la Française.
"2 septembre: On occupe les mêmes positions, mais ce matin là il n'y a pas eu de brouillard. La 3e batterie a été probablement vue et a reçu de gros obus qui lui démolissent une pièce (celle de Marcel) et mettent hors de combat pas mal de personnels".
Le journal du régiment, quant à lui, nous laisse supposer que la dissipation du brouillard n'explique pas à elle seule le déchaînement soudain de l'artillerie allemande sur la pauvre 3e batterie, car il invoque aussi des mouvements au sein des positions, malencontreusement ordonnées par le chef de corps, mouvements qui à l'évidence ont pu être observés par l'ennemi:
"2 septembre: le 1er groupe occupe ses positions de la veille. Les canons de la 5e batterie (qui avaient été endommagés et dirigés vers le parc pour être réparés) sont rendus par le parc, mais dans un état tel que le Capitaine fait savoir qu'il ne peut faire tirer les batteries. Le Lieutenant-Colonel donne l'ordre au groupe de se mettre au repos à Fauconcourt à l'exception de la 6e batterie qui attendra d'être remplacée par la 3e. Ces mouvements effectués en plein jour ont attiré un feu très nourri de pièces de gros calibre allemande. Plusieurs tués et blessés".

 

 

 

 

Dans sa tranchée-abri, le même chef de pièce (voir la photo précédente) observe l'objectif avec ses jumelles pour régler le tir (photo Joseph Pageix).

 

 

Sa dépouille, inhumée dans un premier temps à Clézentaine, repose aujourd'hui dans le cimetière d'Olloix. À ce jour, je n'ai pu retrouver la trace de son transfert.

 

Schéma des mouvements et combats auxquels participa le Régiment du Brigadier Marcel Madeuf depuis le débarquement à Charmes-sur-Moselle les 8 et 9 août 1914 jusqu'à sa mort survenue à Clézentaine le 2 septembre 1914. J'ai établi cette carte en m'inspirant de l'ouvrage « La guerre racontée par les généraux », tome 1 (librairie Schwarz, Paris); elle montre les quatre phases de ces actions :

 

1-L'offensive qui  repoussa les allemands au-delà de Sarrebourg (20 août) ;
2-La retraite (21/23 août) ;
3-La contre-attaque (25/27 août);
4-L'installation des batteries sur la rive gauche de la Mortagne (à partir du 27 août).

 

Le récit de l'attaque de Sarrebourg et du repli qui suivit peut être complété par celui de l'ouvrage "La guerre racontée par les généraux":

 

Dans la première phase de la guerre, les armées sont concentrées le long de la frontière. La 1ère armée, commandée par le général Dubail, est massée entre Belfort et Lunéville. Elle compte 5 corps d'armée (7e, 8e, 13e, 14e et 21e). Le 8e corps d'armée, venu de la région d'Auvergne, comptait, au sein de sa 16e Division d'Infanterie (général de Maud'huy), le 1er Régiment d'Artillerie. C'était l'ancien régiment des fusiliers du Roi, qui s'illustra à la défense de Huningue, et dont il est écrit:

 

" Les canonniers du 1er régiment ont fait des prodiges de valeur qui ont excité l'admiration même de l'ennemi".
" Parmi les corps d'armée, le 13e (général Alix) représentait la région de Clermont-Ferrand; il était composé d'Auvergnats qui se comportèrent comme les dignes continuateurs de Vercingétorix: le 105e, de Riom, était un des plus solides régiments d'infanterie.
" L'offensive de la 1ère armée s'étendait sur un front allant de Sarrebourg à Colmar.
" Le 12 août, les 8e et 13e corps franchissent la Meurthe. À gauche, le 8e Corps d'Armée (de Castelli) assure la liaison avec la 2ème armée (de Castelnau).
" Le 16 août, Blâmont est dépassé et la frontière franchie. Le 8e Corps d'Armée continue sont avance vers Sarrebourg et y parvient le 18. À 15h30, les premières compagnies pénètrent dans Sarrebourg, chassent les Allemands.La population fait un accueil chaleureux à nos soldats. Devant chaque maison sont disposés des seaux de vin, des bouteilles de bière et des provisions de toutes sortes.Les habitants bourrent les musettes des poilus de cigarettes et de paquets de tabac.
" Mais ils ne cachent pas leurs appréhensions: " la retraite des Allemands n'est qu'une feinte pour vous amener sur les emplacements de combat choisis par eux. Ils sont plus nombreux que vous; ils ont dix fois plus de canons. Prenez garde!
" En effet, à quelques kilomètres au delà de Sarrebourg, le 8e Corps d'Armée va se heurter à de nouvelles positions renforcées par les Allemands. L'artillerie lourde ennemie s'est installée sur les hauteurs qui dominent la Sarre, de Reding jusqu'à Fénestrange, et elle flanque toute la vallée que nos troupes doivent suivre dans leur progression vers le Nord.
" Du 19 au 20 août, la bataille fait rage autour de Sarrebourg  qui, finalement, doit être évacuée. On cite l'acte héroïque suivant:
" À la sortie, le général de Maud'huy (commandant la 16e D.I.), qui a quitté la ville le dernier, est là, avec son porte-fanion. Il avise la musique,qui accompagne le colonel: "Allons, les gars, dit-il, préparez-vous à jouer!". Les musiciens sortent leurs instruments."Et maintenant, poursuit le général, la Marche Lorraine!" Les musiciens jouent cet air bien connu et chantent les paroles à pleine voix. Le général de Maud'huy vient le dernier, son éternelle pipe à la bouche.
" Le 21 août, la 1ère armée reçoit de son chef l'ordre de se replier sur Blâmont."

 

 

 

Les artilleurs ont confectionné une tonnelle. On reconnaît, au fond, le même chef de pièce. (Photo Joseph Pageix).

 

      ooo

 

L'extrême courage des combattants de Sarrebourg fut d'ailleurs salué par le Maire de cette ville dans une lettre adressée au Colonel commandant le régiment. Cinq ans après cette action d'éclat, le Maire exprimait sa reconnaissance et rappelait le souvenir de ces journées sanglantes:

 

"Sarrebourg, le 28 juin 1919.

 

"À Monsieur le Colonel du Régiment divisionnaire d'Artillerie de la 16e Division.
"La ville de Sarrebourg, ayant célébré la fête de la délivrance, n'a pas manqué d'évoquer le souvenir des journées pathétiques du mois d'août 1914, quand l'éclatante bravoure et l'étonnante endurance des vaillants soldats français sont venues jeter une lueur d'espoir sur nos angoisses, sur nos peines. Si aujourd'hui nos cœurs débordent d'allégresse d'être redevenus Français, d'avoir enfin retrouvé la mère-Patrie après la dure épreuve de cette longue séparation et de cette terrible lutte, c'est à eux que nous le devons en première ligne, à ces ardents Français, c'est à ces soldats intrépides qui, les premiers, sont venus disputer notre terre à l'ennemi cruel et barbare.
"Un service comémoratif, d'une solemnité grave et poignante, vient d'être dédié dans notre église à ces glrieux morts tombés devant Sarrebourg et qui ont payé le tribut de leur vie à la Patrie.
"Dans l'enceinte de notre ville, la rue des Berrichons et la rue es Nivernais sont destinées à perpétuer la mémoire des enfants du Centre qui ont si vaillamment contribué à rendre à la France les provinces arrachées en 1970.
"Des liens indissolubles nous unissent maintenant et pour toujours au régiment que vous avez l'honneur de commander. Au nom de la municipalité, je viens offrir l'hommage de notre reconnaissance aux survivants des combats du mois d'août 1914.

 

"Veuillez, etc...
"Le maire de Sarrebourg"
Le Colonel lui répondit:
"Monsieur le Maire,

 

"J'ai l'honneur de vous accuser réception de la belle lettre remplie du plus pur patriotisme que vous avez bien voulu m'adresser à l'occasion du service commémoratif célébré à Sarrebourg. D'aussi nobles sentiments, si hautement exprimés, pénétreront jusqu'au fond du cœur de tous les artilleurs de mon régiment. En leur nom, je vous remercie de vos bonnes paroles, de la reconnaissance des habitants de Sarrebourg et de l'honneur qui nous est fait en perpétuant notre souvenir par les noms de berrichons et de nivernais donnés à deux rues de votre ville;
"les survivants du mois d'août 1914 seront heureux de posséder ce glorieux document de la grande guerre et songeront à leurs camarades tombés au champ d'honneur; ils auront la satisfacton de constater que leur sacrifice a été utile au droit, à la justice et au bonheur de nos frères retrouvés.

 

Veuillez, etc...
"Signé Maury"

 

Ce témoignage de reconnaissance du Maire envers le 1er R.A.C. nous prouve s'il en était besoin l'implication totale de ce valeureux régiment dans l'attaque et la prise de Sarrebourg...Ses pertes, au cours de la Grande Guerre, s'élevèrent à 22 officiers, 58 sous-officiers, 48 Brigadiers et 459 canonniers, morts pour la France.

 

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Bien évidemment, tout comme ses parents endeuillés, Louisa ressentit douloureusement la perte de son jeune frère Marcel.
Son époux, Joseph Pageix, avait été mobilisé tout comme ses deux frères Antony et Pierre (mon grand père), dès le début de la guerre. Les trois frères ne furent libérés qu'après l'Armistice. Joseph, Maréchal des Logis au 36e Régiment d'Artillerie de Campagne, était chargé de l'approvisionnement en fourrage: il visitait, à cheval ou en vélo, toutes les fermes de son secteur, prenant force photos qu'il développait sur place dans son laboratoire improvisé (une enveloppe de ballon fixée sur une remorque lui servait de chambre noire!). De plus, il envoyait chaque jour à son épouse Louisa (et ceci jusqu'à la fin de la guerre!) une carte postale de la localité où il se trouvait. J'en conserve une grande partie dans un album. Je n'ai pas retrouvé les réponses de Louisa, à l'exception d'une carte postale du cirque de Gavarnie, datée de juillet 1917, qu'elle lui adressa au cours d'un pèlerinage fait à Lourdes avec sa famille d'Olloix. La série dont je dispose commence le 3 novembre 1914 et la seule allusion au deuil familial est faite dans une carte du 5 novembre où il conseille à sa femme de quitter Olloix, où elle se trouvait auprès de ses parents, pour venir à Beaumont passer Noël avec la famille Pageix.
Joseph, qui se trouve alors sur le front de la Somme, à Riquebourg, près de Ressons (Oise), lui écrit ceci:

 

"Ma bien chère Louisa,
"J'ai reçu hier ta lettre du 28. Nous sommes toujours au même endroit mais ne sais si nous allons y rester longtemps car les gros obus tombent tout près de nous. On parle de nous renvoyer dans l'Est, mais nous n'en sommes pas sûrs. Le jour de la Toussaint j'ai entendu messe et vêpres, et même le lendemain matin la messe des morts...Comme assistant dans ce pays d'au moins 800 habitants, nous étions en tout 4 militaires dont un servait la messe. Tu vois là la dévotion! Je n'ai pas reçu de lettres entre celles du 22 et du 28. Je te conseille de ne pas tant rester à Olloix car je pense que ça ne doit pas y être bien gai.
"Je t'embrasse bien fort. Joseph".   

 

 

 

    

 

Joseph Pageix, au 36e Régiment d'Artillerie, joue de l'harmonium pour animer la messe. (noter le képi sur le haut de l'instrument)

 

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3-L'auteur de la lettre

 

L'auteur de cette lettre de condoléance, Jean-Joseph Crouzeix, est né à Olloix le 28 Décembre 1874 à 5 heures du soir. L'acte de naissance a été rédigé par le Maire, Monsieur Marcilly de la Tourfondue. Les Crouzeix sont installés à Olloix depuis longtemps ; à Olloix, un Guillaume Crouzeix fut Maire de 1830 à 1848 .
Les parents de Jean-Joseph sont Guillaume Crouzeix, 33 ans, cultivateur, et Marguerite Savignat, 26 ans. Étaient présents Vincent Besson, 38 ans, cultivateur, et Jean Tacheix, 45 ans, aubergiste.
Ses grands parents sont, du côté paternel, Michel Crouzeix, cultivateur, et Élisabeth Besson et, du côté maternel, Jean Savignat, meunier à Cournols et Françoise Maugue.
Le 1 er Mars 1905, Joseph Pageix épouse à Olloix Anne Morin, ; il a 30 ans et elle en a 40 ! Elle est née au hameau de Pré-Pommier, commune de Picherande, canton de Latour d'Auvergne. Elle exerce le métier d'institutrice à Olloix, et c'est probablement là qu'ils se sont connus. Il est par ailleurs possible que le jeune Marcel ait été son élève.
Les parents de l'épouse sont naturellement assez âgés : son père, Pierre Morin a 72 ans et sa mère Jeanne Barbat 67 ans. Ils sont cultivateurs à Noisy-le-Roi, en Seine-et-Oise.
Les témoins du mariage sont Crouzeix François-Félix, 28 ans, cultivateur à Olloix, frère du futur, Jean Morin, 31 ans, employé des chemins de fer PLM demeurant à Alfortville, Seine, et Antoinette Morin, 36 ans, et Louise Lambrecht, 35 ans, demeurant à Noisy-le-Roi.
Tout ceci n'explique pas pourquoi Joseph Crouzeix, qui avait alors 40 ans, se trouvait en Alsace (alors allemande) en novembre 1914, soit trois mois après la déclaration de guerre.
La consultation des registres matricules permet d'apporter une réponse (Arch. Dép. Du P.de D. R 3065 ):
Jean Joseph Crouzet, qui portait le numéro matricule 525, était de la classe 1894. Incorporé le 14 novembre 1895, arrivé au corps le même jour et immatriculé sous le numéro 6073, il est soldat de 2 ème classe le 14 novembre 1895. Passé au 13 ème escadron du train des équipages militaires le 21 avril 1896 (ordre de M. le Général commandant le 18 ème Corps d'Armée en date du 18 avril 1896), il passe ensuite au 16 ème Régiment d'Infanterie le 21 octobre 1897 (Décision de M. le Général commandant le 15 ème corps d'armée en date du 11 octobre 1897).
Il obtient un certificat de bonne conduite et passe dans la disponibilité le 21 octobre 1898 et dans la Réserve de l'armée active le 1 er novembre 1898.
Il effectue des périodes d'exercice dans le 92 ème Régiment d'Infanterie du 26 août au 22 septembre 1901, puis une deuxième période du 22 août au 18 septembre 1904 et passe dans l'armée territoriale le 1 er octobre 1908.
Il effectue une troisième période d'exercices dans le 99 ème Régiment Colonial d'Infanterie du 5 au 13 mai 1911.
À la mobilisation, il arrive au corps le 13 août 1914 et passe caporal des réserves le 1er octobre 1914, puis passe au 75 ème Régiment Colonial d'Infanterie le 23 avril 1918 et ensuite, le 10 septembre 1918 au 279 ème Régiment Colonial d'Infanterie. Il passe enfin au 34 ème Régiment Colonial d'Infanterie le 7 octobre 1918.
Il est démobilisé le 21 janvier 1919 par le 92 ème régiment d'Infanterie et se retire à Olloix.
Curieusement, sa profession indiquée lors de l'établissement de sa fiche matricule est « Valet de chambre » !...
Son degré d'instruction générale est du niveau 3 et son instruction militaire porte la mention « exercé ».
Son signalement le décrit avec des cheveux et des sourcils châtains, des yeux bleus, un front ordinaire, un nez droit, une bouche moyenne, un menton rond, un visage ovale et une taille de 1 m,70.
Enfin, la fiche porte ses adresses successives, peut-être liées aux affectations de son épouse :
-Février 1899 : 35 rue Saint-Paul, Saint-Étienne ;
-Janvier 1909 : 72 rue Coste, Caluire ;
-30 Novembre 1909 : Dallet ;
-9 Décembre 1910 : 92 rue de Vaugirard à Paris (6e) ;
-1er Novembre 1913 : Dallet ;
-18 Avril 1919 : rentré à son domicile (Olloix).
Friesen, où se trouvait Joseph Crouzeix avec son unité combattante, lorsqu'il rédigea cette lettre, est une petite bourgade du Haut-Rhin, en Alsace. Cette province était allemande -comme on le sait- depuis 1870. Au début de la guerre, l'armée française s'était avancée jusqu'en Alsace; après cette première phase de mouvements aux frontières, ce fut un repli général, puis la ligne de front se stabilisa.
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4-La lettre

 

Voici donc cette admirable lettre qui, à mon avis, se passe de commentaire :

 

« Friesen (Alsace) le 2 Novembre 1914.
« Mes chers amis

 

« Mon frère et moi nous avons appris le grand malheur qui vous a frappés. Perdre son fils unique, aimable, bien doué, riche d'avenir, le perdre loin de soi, dans une guerre horrible, c'est là une chose cruelle, triste, irréparable ! Le cher enfant manquera maintenant à la patrie : il a versé son sang pour elle, et il manquera aussi à Olloix où son exemple de bon fils et de bon compatriote aurait fait du bien, où il était estimé de tout le monde ; mais il manquera surtout, et combien douloureusement ! chers amis, dans votre maison, près de vous, où son absence momentanée laissait déjà un si grand vide ! Non, personne ne fût jamais plus cher à ses parents, personne plus utile. C'est une victime du grand sacrifice national, et vous êtes aussi, avec lui, victimes du même sacrifice.
« Hélas ! Parents infortunés ! Dieu a permis que votre cœur paternel fût touché dans sa plus vive et plus légitime affection : aussi est-il le seul, aujourd'hui, capable de vous donner le courage de supporter cette épreuve. En le priant, vous vous résignerez donc ; en le priant, vous vous soumettrez à sa divine volonté et vous adorerez ses desseins les plus impénétrables. Par la prière, par l'abandon entre ses mains de notre prudence -toujours trop terrestre!- nous attirerons ses grâces de pitié et de miséricorde. Si notre front, humblement, se courbe devant sa majesté toute puissante, il daignera regarder notre bassesse et consoler notre tristesse. Vivons donc de la foi : et cette lumière nous montrera la vanité des avantages de ce monde, le néant de cette vie. Et de même, le don de l'espérance (oh ! Quel don précieux!) nous rappellera le lieu et les biens rééls sur lesquels nous devons compter sûrement -si nous le voulons-, avec la joie ineffable de retrouver au ciel nos amis et nos parents, tous ceux que nous avons aimés, s'ils sont morts fidèles et enfants de l'Église.

 

« Car c'est dans ce monde pur et bienheureux que se trouve maintenant, et pour jamais, votre jeune Marcel. Récompensé de sa vaillance, de tout ce qu'il a souffert et, aussi, de son amour pour vous, il vous attend là-haut, d'où il viendra joyeux vous tendre la main lorsque votre tour sera aussi venu. Ah ! Je sais bien que ce n'est pas lui qui aurait dû vous précéder, mais vous suivre. Ce renversement des rôles révolte notre faible nature ? Mais songez, mes amis, qu'il n'a fait que quitter, plus tôt que nous, nos misères. C'est vous qui souffrez, car il vous manque ; quant à lui, qui ne vous a point perdus, il ne peut pas en souffrir. Il a gagné plus vite que nous le véritable lot, le seul bien désirable, celui pour lequel nous avons été créés, et voilà la simple vérité.
« Aussi, chers parents, malgré notre douleur, malgré notre compassion sincère, je ne saurais trop vous engager à une héroïque et chrétienne résignation. Car tout est là : accepter avec une soumission sainte la volonté de Dieu, c'est le vrai, le seul moyen, dans le cas présent, de savoir retirer le bien du mal. Qu'est-ce que le mal qu'on peut souffrir en cette vie, si on le compare au bien qui peut en résulter dans le monde éternel ? C'est cette pensée qui soutenant les saints (les plus avisés des hommes) les portait à aimer et à rechercher la souffrance. Et nous ne saurions mieux faire que les imiter.
« D'ailleurs, Dieu voyant mieux que nous ce qui convient à notre salut, nous envoie des revers tantôt pour nous détacher de la terre, tantôt pour purifier nos intentions, tantôt pour nous obliger à la pénitence, pour nous rappeler notre condition ou pour nous fournir des occasions d'acquérir des mérites. Sachons au moins que ses actes sont la sagesse même et que ses moyens de nous faciliter le salut sont infinis.

 

« Or, mes amis, courage ! Et vous saurez plus tard que tous ces tourments seront changés en joie et en bonheur. Votre petit Marcel, qui le sait, pourrait déjà vous l'affirmer. Et souvenons-nous que « Dieu ne peut ni se tromper, ni nous tromper. » Ayons, seulement, assez de foi pour ne point nous tromper nous-mêmes et pour n'être pas dupes de notre propre erreur ?
« Hier, aux offices, et ce matin également, inutile de vous dire qu'en priant pour mes parents et pour mes amis, j'ai prié pour Marcel et pour vous. Il nous le rendra du reste au ciel, où Dieu l'a rappelé.
« Ici, à Friesen, comme dans toute l'Alsace, où le culte catholique n'a pas été persécuté par le gouvernement allemand, la religion fleurit dans toute sa splendeur, avec les belles vertus qui en découlent. Il faudrait voir la pompe magnifique de ces cérémonies, comme nous l'avons vu hier et ce matin ! Dans une paroisse de six cents âmes (où une centaine partis à la guerre font pourtant défaut) un chœur de 25 chantres très instruits exécutedes messes et des motets à plusieurs voix avec une perfection qu'envieraient les maîtrises de nos cathédrales. L'orgue qui les accompagne (très puissant), est tenu par l'instituteur, un laïc, excellent musicien et même compositeur instruit. Tous les jours, avec les enfants de l'école, il assiste à la messe et joue de l'orgue, car tous les jours il y a grand'messe chantée, à 6 h1/2 en cette saison, plus tôt en été. Dans la nef droite passent les hommes par rang d'âge, les plus jeunes premiers, les adultes et enfin les vieillards. Même disposition pour les femmes , qui passent dans la nef gauche. Pour toutes les prières, les hommes, dirigés par monsieur le Curé, récitent leur verset, et les femmes, sans exception, comme les hommes, y répondent. Tous, recueillis, prient avec un respect, une foi profonde. Tous assistent même à vêpres, et pas un ne manque, dit-on, la messe une seule fois dans l'année. Hier soir, une procession avec chants funèbres a duré ½ heure à travers les allées du cimetière. Ce matin elle s'est renouvelée après l'ofice. Heureusement, un beau soleil est venu embellir ces jours de deuil, tandis que plusieurs avaient été pluvieux et humides.

 

« Je n'ai rien dit des églises d'Alsace et de celle d'ici en particulier. Elles sont superbes, d'une richesse de sculpture et de peinture extraordinaire. Nulle part dans les campagnes de France où j'ai passé je n'ai vu des églises si belles, des tableaux aussi ravissants. Il faut vous dire que la plupart des gens en Alsace jouissent d'une large aisance. Malgré leurs nombreux enfants, dont la moyenne est de 5 ou 6 par famille, on constate que les pauvres sont rares. Tous se tirent bien d'affaire. « Il y a, disent-ils, des places et des métiers pour tous les hommes, et les hommes manquent plutôt de travail que le travail ne manque aux hommes. » Les terres et les prés sont bien tenus, bien mieux que dans la plupart des régions de France ; les maisons sont restaurées et très propres, et même très confortables : nous n'en avons pas une idée chez nous. Mais je resterais incomplet si je ne parlais point des causes de cette étonnante prospérité. La première et la plus fondamentale, me semble être l'union, la paix religieuse et sociale ou pour mieux dire, la pratique sérieuse des commandements de Dieu. Que peut-il sortir de bon en effet d'une société sans religion ? Où est son obligation morale ? Point n'est besoin de théorie, les faits nous le prouvent ! Dans tout pays, comme dans tout individu où il n'y a pas la crainte de Dieu, c'est la voix des passions qui commande et c'est elle qu'on obéit. Au lieu de s'aider, on se jalouse, on se nuit, on se fait mille méchancetés malpropres. Qu'un citoyen, considéré comme neutre puisse se faire oublier des militants antireligieux et réussir, cela se voit ; mais, d'une manière générale, les divisions religieuses et politiques, les tracasseries et, puis-je dire, les tyrannies de l'intolérance, amènent, à peu près sûrement, la misère et le désordre. Aussi un vieil ami de la France m'a avoué ses craintes à ce sujet : « Beaucoup d'alsaciens, m'a-t-il dit, se sont consolés d'être allemands, quand ils ont appris les persécutions dont les gouvernements faisaient souffrir la religion en France, et, a-t-il ajouté encore, si nous redevenons Français, le gouvernement, au lieu de s'attirer les sympathies du peuple alsacien, se créera des inimitiés hostiles, s'il ne respecte pas nos vieilles traditions, toutes nos libertés religieuses. » Je crois que c'est vrai. Et je crois aussi que le peuple allemand n'avait pas tout à fait tort lorsqu'il considérait la France comme un peuple en décadence au point de vue moral. La morale en effet n'y avait plus de base et rapidement, la moralité s'est trouvée transformée en immoralité. La situation matérielle, par voie de solidarité et de conséquence, ne tarde pas, non plus, à en recevoir du gravier dans ses rouages. La soif de l'or et des plaisirs y domine tout, et on ne regarde plus aux moyens de se procurer ces satisfactions. De là naissent le vol, le vice, le meurtre et leur honteux cortège de circonstances et d'accessoires qui ont vite fait de transformer la terre en un lieu de bandits et de coupe-gorge.

 

« Mais ici, formés à la sagesse, à la discipline et à l'ordre dès l'enfance, les gans sont très patients et très laborieux. C'est pourquoi ils font généralement bien honneur à leur maison et à toutes leurs affaires, la religion, c'est bien entendu, restant la base et la principale occupation de leur vie toute entière. Leçon : où fleurit la religion, là aussi fleurit l'union, la paix sociale, avec la prospérité et la force. Mais quand la religion est persécutée et détruite, la vertu s'en va, les hommes s'animalisent, se déshonorent et leurs crimes contre Dieu attirent sur l'humanité des châtiments, des calamités qui frappent la race et qui peuvent même l'anéantir. Et la guerre affreuse que nous subissons, qu'est-ce autre chose sinon un de ces formidables châtiments contre des peuples païens, hérétiques ou impies (sauf le sang de la vertu qui nous lave des souillures du vice). Et cette folie de carnage et de destruction, qui anime les uns contre les autres, ne saurait se comprendre autrement pour un chrétien, pour un croyant qui voit derrière les événements humains une autre puissance que celle de l'homme. Les hommes ! Ô jouet futile ! Ô instruments inconscients entre les mains de la justice divine. Car, leurs prévisions, leurs plans, nous voyons comme l'ironie des choses s'en soucie ? Et s'il en coûte à Dieu de les renverser comme un château de cartes ! Non, l'homme n'est pas le maître de l'univers : il s'abuse quand il le croit. L'univers est un don qui ne lui a rien coûté. S'il sait le reconnaître et en remercier son Bienfaiteur, il est dans son rôle et tout pour lui va au mieux. Mais que s'il veut usurper la place du Maître, se révolter contre lui ou simplement le nier, lui refuser ses hommages, alors il en est puni sévèrement. Voilà ce qui a lieu, je crois, en ce moment.

 

« Mais je m'arrête, chers amis ; je me suis même écarté beaucoup trop de mon but principal qui était, seulement, de vous offrir mes bien sympathiques condoléances.
« Adieu donc, ou, plutôt, au revoir. Faites part, s'il vous plaît, de nos bonnes nouvelles à nos pauvres vieux parents et veuillez agréer vous tous, avec nos affectueux sentiments, notre bien cordiale poignée de main. Prions aussi les uns pour les autres, je vous prie.

 

Joseph Crouzeix »

 

 

La belle écriture de Joseph Crouzeix (1ère page).

 

En guise d'épilogue...

 

Cette lettre, soigneusement conservée par mon grand oncle, avait attiré depuis longtemps mon attention, mais je remettais à plus tard le soin d'éclaircir les circonstances mystérieuses qui l'entouraient.
C'est chose faite: j'ai ainsi découvert que ma grand tante Louisa, que je visitais souvent, chez elle à la Place d'Armes, lorsque j'allais en vacances vers 1960 chez mes grands parents Pageix à Beaumont, avait eu un jeune frère dont j'ignorais alors l'existence et le funeste destin.
Elle ne m'en avait jamais parlé...
J'ai enfin réalisé que l'absence d'enfant, à l'évidence mal vécue par ce couple qui accomplit sans succès plusieurs pélerinages (Lourdes, Rome...), fut une bien triste conséquence du choc émotionnel subi par Louisa en septembre 1914. Louise Pageix, née en 1888, s'éteignit en 1968 à Lyon chez sa nièce Madeleine Page, née Pageix (fille unique d'Antony Pageix, frère de Joseph et de mon grand père Pierre); elle repose dans le caveau familial de Beaumont.

 

 

Ma grand-tante Louisa photographiée devant la maison,
de la Place d'Armes, à Beaumont.
(photo Jacques Pageix vers 1965).

 

ooo 

   

1-La Grande Guerre et ses morts pour la France: Joseph Crouzeix écrit à des parents endeuillés.
1-La Grande Guerre et ses morts pour la France: Joseph Crouzeix écrit à des parents endeuillés.
"MADEUF Marcel, 2 septembre 1914". Sur le même mémorial, on remarque aussi les noms de CROUZEIX Étienne, 7 janvier 1915, et CROUZEIX Michel, 3 octobre 1916"...
En septembre 2016, lors d'une visite de la basilique de Saint-Nectaire; je découvris, inscrit en tête de la liste des "Glorieuses victimes de la Grande Guerre", le nom de Marcel Madeuf, mort le 2 septembre 1914!
Ainsi, si le jeune Marcel vit le jour et passa sa jeunesse à Olloix où son père était venu se marier et se fixer, il n'en était pas moins connu et estimé à Saint-Nectaire, berceau de la famille Madeuf.   
ooo 

       Jacques Marcel Pageix, Janvier 2014.

 

VOIR ANNEXE 1 >>

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